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Faire du contentieux un investissement financier

Par DROIT&PATRIMOINE

Petit à petit, le marché du financement de procès par un tiers fait son nid en France. Permettant à des parties n’en ayant pas les moyens d’entamer un contentieux, cette pratique ouvre au passage un nouveau marché pour les avocats. Mais son environnement reste confidentiel et suscite des inquiétudes. Enquête.

Faire financer son procès par un tiers. Une drôle d’idée. Pourtant, la pratique rencontre du succès et s’importe même en France depuis environ quatre ans, tout en restant très marginale. Dans le jargon, plusieurs expressions sont utilisées pour la désigner, parmi elles : « financement de contentieux par un tiers », « litigation financing », « third party litigation funding » ou encore « third party funding » (TPF). Les Français utilisant tant la version française que celles anglo-saxonnes.

Pionnière, l’Australie a vu débarquer les third party litigation funding dans les années 80 pour les entreprises en faillite avant que la pratique ne s’étende à partir de la fin des années 90 et qu’elle ne prenne réellement son envol en 2006. Cette année-là, la High Court of Australia a reconnu la légalité des litigation funders et leur a ainsi ouvert la porte en grand (Campbells Cash & Carry Pty Ltd v. Fostif Pty Ltd [2006] HCA). Ce moyen de financement y rencontre d’autant plus de succès qu’il permet de pallier la baisse des fonds publics dévolus à l’aide juridictionnelle. L’idée du TPF a été par la suite reprise, il y a une quinzaine d’années, par les États-Unis et le Royaume-Uni. En outre, « grâce à la présence à Londres de l’Alternative Investment Market, l’Angleterre est devenue un peu le centre de l’activité car beaucoup d’investisseurs ont leur base ici », note Maddi Azpiroz, managing director de ClaimTrading Ltd à Londres. En France, l’existence des fonds reste méconnue avec peu d’acteurs – du moins officiels – mais n’est pas nouvelle. Le groupe La Française AM, gérant d’actifs mobiliers, immobiliers et de solutions globales d’investissements régulé par l’Autorité des marchés financiers, a ainsi dès 2010 décidé de diversifier ses services en créant une filiale intitulée La Française AM International Claims Collection. Et début 2013, un fonds entièrement dédié au financement de contentieux, Alter Litigation, a été créé sous la direction d’un ancien avocat. Les fonds de La Française AM sont orientés vers trois activités : l’achat de créances commerciales et souveraines à l’international, le financement de procédures d’arbitrage international et le recouvrement de créances internationales. Quant à Alter Litigation, il finance « essentiellement de gros litiges de nature commerciale et non les petits litiges civils tels que les divorces, par exemple », précise Frédéric Pelouze, fondateur du fonds.

 


La loi de l’offre et la demande

Le tiers financeur intervient surtout en France dans les affaires d’arbitrage qui ont toujours une image très marquée, à tort ou à raison selon les points de vue, de procédure coûteuse. Le Royaume-Uni, qui a une longueur d’avance, voit aussi des fonds investir dans des divorces. En pratique, le TPF s’adresse à ceux qui n’ont pas les moyens de payer les frais de justice ou d’arbitrage et, de la sorte, « rétablit un équilibre entre les parties », estime Caroline Duclercq, avocate spécialisée en arbitrage. Le TPF vise aussi ceux qui ont les moyens de financer mais qui préfèrent externaliser le risque. « Quel sera l’impact sur le coût et la durée des contentieux ? », s’interroge cependant Alexandre Job, juriste, direction juridique grands contentieux au groupe Total, car ajoute-t-il, « on ne peut a priori exclure un risque d’inflation des frais et des délais des procédures dans la mesure où la présence d’un tiers financeur est susceptible de générer des incidents multiples en cours d’instance que ce soit, par exemple, au stade de la composition du tribunal arbitral ou encore de la fixation des frais irrépétibles par celui-ci ». Même crainte pour Daniel Soulez Larivière, avocat, pour qui ce mécanisme « fait de l’investissement dans les procès un business commercial sur le marché ». Et à ses yeux, « cela favorisera les dépenses dans les procès les plus rentables, financièrement ou en terme de publicité, pour le fonds d’investissement. On pourrait presque dire que ce système est l’aide légale des riches. Ou des chanceux ! ». Dans un autre registre, Denis Colin, juriste, direction juridique grands contentieux au groupe Total, redoute qu’« il existe à terme un risque d’augmentation des recours contentieux contre les entreprises surtout si ce type de financement vient en appui d’actions collectives ».

Il n’existe pas de statistiques sur le nombre de personnes ou d’entreprises ayant eu recours à un TPF mais l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE) avait réalisé une enquête il y a un an auprès de l’ensemble des juristes d’entreprise. « À l’époque, aucune entreprise n’avait eu recours à un tiers financeur et seulement une entreprise avait répondu que cela lui avait été suggéré. Six autres étaient conscientes que cette pratique existait et était croissante », commente Anne-Marie Guillerme, administratrice de l’AFJE et directrice juridique grands contentieux du groupe Total. Pour Total justement, elle relève que le groupe « n’a pas d’intérêt à avoir recours au financement d’un tiers. Nous sommes une entreprise organisée de telle sorte que nous avons un grand nombre de juristes internes à même d’étudier un dossier pour savoir s’il mérite d’être porté en justice et le cas échéant, nous disposons des moyens financiers nécessaires ». Toutefois, elle ajoute : « ce qui nous intéresse, et nous préoccupe aussi, c’est l’utilisation de ce type de financement par une partie adverse et les incidences procédurales que cela emporte ».

 

« Il y a beaucoup plus de demandes de financement que de liquidités disponibles »




Le recours au tiers financeur

Songer à faire appel à un tiers pour financer sa procédure n’est pas instinctif. L’idée est le plus souvent évoquée par l’avocat. Au Royaume-Uni, ce serait même une obligation de sa part. En effet, le Solicitors’ Code of Conduct prévoit que les praticiens doivent donner à leurs clients toutes les informations nécessaires sur leurs honoraires et le fait que ceux-ci peuvent être payés par quelqu’un d’autre (Chap. 1, art. IB(1.16)). De ce fait, selon Maddi Azpiroz, « il est généralement accepté en Angleterre que les solicitors doivent informer leurs clients qu’il y a l’option des third party funding ».

Le client est prévenu qu’il devra laisser un pourcentage de ses dommages obtenus en cas de victoire mais selon plusieurs observateurs, « il sait que c’est mieux que rien ». Une fois l’idée de faire appel à un tiers financeur acceptée par le client, encore faut-il que son cas soit retenu, après évaluation, par le fonds. Il revient alors à l’avocat de présenter un dossier détaillé dans lequel figureront notamment une présentation du litige, une estimation des chances de gagner et du coût de la procédure. Il est aussi possible, comme cela se fait outre-Manche, de recourir aux services d’un intermédiaire pour constituer ce dossier et s’adresser au bon fonds. « Cela est utile car il y a beaucoup plus de demandes de financement que de liquidités disponibles » et « chaque fonds a ses propres critères sur le type de contentieux qu’il veut financer. Ces critères peuvent être fonction de son intérêt géographique, des sommes en jeu, de la durée estimée de la procédure, du profil de risques du défendeur. Il y a aussi des fonds qui ne font que de la Common Law et d’autres que de la Civil Law », explique Maddi Azpiroz. Avocate de formation, elle travaille depuis deux ans en tant que courtier en financement de contentieux. Les courtiers sont payés par le client mais celui-ci « a la possibilité d’inclure [leurs] honoraires comme une partie du financement demandé », relève Maddi Azpiroz.

Pour valider ou non une demande de financement, les fonds effectuent un audit entre autres sur la solvabilité du défendeur car c’est de lui que dépendra le paiement du tiers financeur. Les auditeurs vérifient également la robustesse des fondements juridiques, le montant des dommages qui peuvent parfois être difficiles à évaluer et la fiabilité de l’équipe d’avocats entourant le demandeur. Pour ces audits, les fonds recourent notamment au service de professeurs de droit, d’anciens magistrats, d’arbitres et d’avocats... Mais « est-ce qu’un avocat peut donner son avis sur la qualité du travail d’un confrère ? », s’interroge Caroline Duclercq avant d’ajouter que « si cela devait devenir un travail à part entière pour certains avocats, peut-être faudrait-il réglementer leur intervention en proposant des “garde-fous” déontologiques ».

 



L’intérêt financier du tiers

De toute évidence, la mission première du tiers financeur est de financer l’une des parties à un litige en misant de préférence sur des affaires combinant gros enjeux financiers et grandes chances de succès. Comme son intérêt est avant tout pécuniaire, il récupérera un multiple de son investissement pouvant aller de 30 à 50 % voire davantage des sommes en jeu. Tout dépendra ensuite du risque qu’il prendra, le pourcentage étant négocié au cas par cas puis écrit dans le contrat entre le client et le fonds. Et pas de place pour les mauvais payeurs. « Il est prévu dans le contrat de financement que le client donne mandat à son avocat de verser directement au fonds la quote-part des sommes allouées qui lui reviennent », rassure Frédéric Pelouze. À l’inverse, si le fonds a misé sur le mauvais cheval en finançant un client qui perd son litige, il ne touchera rien et perdra donc les sommes investies durant la procédure. Du coup, « ce qui est nouveau, c’est que ce n’est plus seulement l’avocat qui investit dans le financement du procès mais une société commerciale extérieure au litige », constate Daniel Soulez Larivière. Outre le pourcentage de rémunération du tiers financeur, le contrat peut préciser l’attitude que celui-ci observera durant toute la tenue de la procédure. Les fonds peuvent ainsi imposer le choix d’un avocat ou la tactique procédurale à suivre. Par ailleurs, « parfois, l’immixtion du fonds peut être très pesante pour l’avocat s’il doit lui faire valider ses courriers ou se fait dicter quels témoins interviewer, par exemple », s’inquiète Caroline Duclercq. Autre hypothèse envisageable : « dans certains cas de figures où un conflit d’intérêt peut naître entre le client et le fonds, l’avocat peut, au titre du contrat, être amené à jouer un rôle d’“arbitre”, c’est-à-dire que son opinion, par exemple sur l’opportunité d’accepter telle ou telle proposition transactionnelle, s’imposera dans certaines conditions aux parties », explique Frédéric Pelouze. Il s’agit en quelque sorte d’une garantie pour le fonds puisque le client, qui n’engage aucun frais, pourrait être tenté de poursuivre ad vitam aeternam la procédure.

 

« Il est prématuré d’envisager une réglementation particulière »




La confidentialité implicite

La partie ayant recours au financement par un tiers n’est pas tenue d’en informer son adversaire, le juge ou l’arbitre. Or pour certains observateurs, « le fonds pourrait financer un autre procès avec le même arbitre et l’impartialité de ce dernier pourrait être remise en cause par l’une des parties adverses ». Autre inquiétude pour Alexandre Job : « la sécurité de la procédure d’arbitrage et de la sentence arbitrale sont en jeu notamment lorsque l’existence d’un tiers financement est connue ou révélée tardivement en cours de procédure ou bien encore après le prononcé de la sentence. Par ailleurs, des problèmes de confidentialité et de protection du secret des affaires peuvent se poser ». Afin de pallier ces problèmes, d’un côté, l’arbitre pourrait demander quel est le financeur mais rien ne l’y oblige, et de l’autre, le client pourrait conclure une clause de confidentialité avec le fonds qui le finance afin de protéger les informations qu’il lui transmet.


 



Une pratique libre mais...

La question de la régulation ou pas du third party funding agite les esprits tant en France que dans les pays ayant admis cette pratique depuis des années. En Australie, par exemple, le TPF n’est pas régulé et ce, selon Tahlia Gordon et Steve Mark du Legal Services Commissioner du New South Wales government dans un rapport publié en mars 2012 (« The regulation of third party litigation funding in Australia – discussion paper », March 2012), en raison de la classification des TPF par les politiques dans la catégorie des produits financiers au lieu des services juridiques.

Au Royaume-Uni, le Lord Jackson report rendu public en décembre 2009 avait estimé qu’il n’était pas nécessaire de réguler les tiers financeurs mais qu’il faudrait y réfléchir si le marché du TPF s’étendait (« Review of Civil Litigation Costs », December 2009). Par ailleurs, il était favorable à la rédaction d’un code de bonne conduite volontaire. C’est chose faite avec la publication en novembre 2011 du Code of Conduct for Litigation Funders et de l’Association of Litigation Funders en 2012. Cette dernière regroupe notamment les courtiers en financement de contentieux, des assureurs et des avocats.

Pour ce qui est de la France où la pratique est embryonnaire, « il est prématuré d’envisager une réglementation particulière, en revanche il serait tout à fait opportun que les acteurs adoptent une charte de bonne conduite à l’instar de ce qu’ont fait les Anglosaxons, charte qui pourrait d’ailleurs être réfléchie en partenariat avec le Conseil national des barreaux par exemple », note Frédéric Pelouze. Quant à la justice, elle n’a pas encore eu à se pencher sur la question de la validité d’un contrat de financement de contentieux. L’autorégulation est donc de mise.


Par Clémentine Delzanno, chef de rubrique


 
Article publié in Dr. & patr. 2013, n° 225, p. 6 (mai 2013)


 
Cet article a reçu la palme du Meilleur article, catégorie - de 10 000 exemplaires, au Palmarès de la presse pro 2013


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