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Droit de propriété et principe de neutralité des traités

Par Claude BLUMANN Professeur émérite de l’université Paris-Panthéon-Assas

Pour être affirmé, le principe de neutralité des traités européens dans le champ du droit de propriété n’en est pas moins d’une éminente relativité.

Évoquer le droit de propriété en droit de l’Union, c’est susciter une sorte de perplexité et, pour les mieux informés, se souvenir de l’article 345 du TFUE selon lequel « les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les États membres ». On peut s’étonner d’une telle disposition, pourtant aussi ancienne que les traités initiaux (art. 222 CEE), donc vieille de presque soixante-dix ans et demeurée inchangée depuis cette date. Ne venait-elle pas contredire tout le projet de marché commun, fondé sur les fameuses quatre libertés, lesquelles touchent les biens, les personnes, les entreprises, les capitaux. Tout ce qui fait la substance même du droit de propriété (1)… À l’inverse, depuis l’échec de la CED en 1954, la construction européenne avance de manière quelque peu masquée en gommant les aspects « fédéralisants » qu’elle comporte (cf. la disparition du terme « supranational » dans les traités de Rome). L’objectif est donc de rassurer des opinions publiques, mais aussi des milieux intellectuels ou professionnels qui peuvent s’inquiéter. D’où ce principe de neutralité au regard du droit de propriété dont l’article 345 se fait l’écho (I), mais un principe particulièrement flou et surtout hypocrite voire fallacieux, un principe en trompe-l’œil (II).

I – Les mystères de l’article 345 TFUE (principe de neutralité)

Cet article 345 est déjà bizarre par sa localisation dans les traités. Il figure parmi les « dispositions générales et finales » du TFUE (2). De telles dispositions que l’on rencontre dans tous les traités internationaux – et ceux de l’Union, nonobstant la spécificité de celle-ci, ne dérogent pas à la règle – comportent des indications sur la vie concrète du traité, sa durée, les procédures de modification, le lieu de signature, les formalités de dépôt, sur la question de savoir s’il s’agit d’un traité institutif d’organisations internationales, ou bien encore, s'il s'agit de traités constitutifs d'organi­sations internationales, sur le siège de l’organisation, les immunités du personnel, etc. Certes les dispositions finales du TFUE sont particulièrement fournies, mais en substance, elles ne comportent pas de règles de droit matériel. D’où la surprise de trouver là une « incise » sur le droit de propriété. Cela montre en tout cas que les pères fondateurs ne savaient pas très bien où placer cette prétendue « sanctuarisation » du droit de propriété.

Aujourd’hui, l’article 345 pourrait être confronté à la théorie des compétences dont le traité de Lisbonne marque le point culminant. Ce dernier instaure plusieurs catégories de compétences (exclusives, partagées, d’appui, etc.) et dresse des listes de compétences à l’intérieur de chaque catégorie. Or le droit de propriété ne figure nulle part et l’on peut considérer qu’il s’agit alors d’une compétence réservée par les États. Certes, mais pourquoi l’avoir écrit explicitement, alors même qu’au nom du principe de la compétence d’attribution, toutes celles qui n’ont pas été attribuées à l’Union demeurent au niveau national ou infranational ?

Qu’y a-t-il donc de si particulier ou important dans cette réserve de propriété, qu’elle doive être explicitement mentionnée ? Ce cas de figure est d’ailleurs unique. Politiquement, nombre d’auteurs ont estimé que par ce biais, les États membres voulaient conserver les mains libres quant à leur politique économique. Le droit de propriété serait en quelque sorte, avec la fiscalité, l’ultime moyen d’intervention, alors que les États se sont vus dépouillés progressivement de tous les instruments de la politique économique : les taux d’intérêt, l’octroi d’aides, les manipulations sur la monnaie ou la balance commerciale, tout cela a disparu. Ne reste plus que la possibilité de nationaliser (ou à l’inverse privatiser) des entreprises voire des secteurs économiques entiers, ou prendre des participations dans des entreprises stratégiques (les golden shares ou actions spécifiques (3)) pour retrouver de l’oxygène et des moyens d’action. Qui ne se souvient que lors de l’arrivée au pouvoir de la gauche en France en 1981, le nouveau gouvernement s’est appuyé sur cette réserve de propriété pour affirmer son droit de mener la politique économique qu’il souhaitait, sans que les libéraux à tout crin qui peuplent la Commission puissent s’opposer à ce programme de vastes et nombreuses nationalisations (4) ?

D’autres dispositions des traités, peut-être moins emblématiques, évoquent le droit de propriété. Ainsi, depuis toujours, l’article 36 du TFUE, relatif à la libre circulation des marchandises et notamment aux atteintes qui peuvent lui être apportées, légitime certaines d’entre elles lorsqu’elles ont pour objet « la protection de la propriété industrielle et commerciale ». Cette justification en termes d’aujourd’hui permet de protéger des secteurs nationaux importants sur le plan culturel ou industriel. Encore que, aujourd’hui, depuis le traité de Lisbonne, et en vue d’éviter que ces justifications conduisent à des recloisonnements des marchés nationaux, l’article 118 autorise le législateur de l’Union à établir « des mesures relatives à la création de titres européens pour assurer une protection uniforme des droits de propriété intellectuelle dans l’Union ». Cet article vise en fait à communautariser les outils de défense de la propriété intellectuelle, ce qui s’avère in fine le contraire de l’article 36.

Par ailleurs, les traités ont mis en place, depuis celui de Maastricht, une coopération judiciaire en matière civile. Celle-ci, même si elle a pour principal objet de favoriser la reconnaissance et donc la libre circulation des décisions de justice, permet aussi « l’adoption de mesures de rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des États membres » (art. 81 § 1 TFUE). Or il n’y a là aucune délimitation a priori des domaines qui peuvent entrer dans le champ d’application de cette harmonisation. Certes, on peut estimer que l’article 345 est une limite naturelle à cette disposition. Mais la Cour a maintes fois affirmé que toutes les dispositions des traités sont sur un pied d’égalité (5), et qui plus est, l’article 81 est beaucoup plus récent que son concurrent. Or « prior tempore, potior jure ».

Il faut également mentionner la charte des droits fondamentaux de l’Union. Celle-ci, à l’instar de toutes ses homologues nationales, reconnaît le droit de propriété (art. 17) avec les protections (expropriations) et restrictions habituelles (intérêt général). L’article 52 donne aussi des indications quant aux limites qui peuvent être apportées légitimement aux droits et libertés qu’elle consacre : résulter de la loi, respecter le contenu essentiel des droits et libertés, respecter le principe de proportionnalité. L’article 52 § 2 précise de son côté que les droits reconnus par la charte déjà mentionnés dans le corps des traités « s’exercent dans les conditions et limites définies par ceux-ci ». Autrement dit l’article 17 de la charte devrait s’effacer devant l’article 345 TFUE ou à tout le moins être lu et interprété à la lumière de ce dernier. Encore que les deux dispositions n’aient pas le même objet ni à l’évidence les mêmes destinataires.

II – Un principe en trompe-l’œil

Cette neutralité des traités face au régime de la propriété n’est évidemment qu’un leurre, car la Cour n’a – très rapidement – pas hésité à subordonner cette pseudo-liberté au droit de l’Union dans son ensemble. Au demeurant, la Cour se reconnaît le droit de déterminer ce qu’il faut entendre par propriété et elle en fait une interprétation souvent minimaliste de façon à laisser s’épanouir les dispositions libérales du droit de l’Union. Une certaine forme d’hypocrisie est atteinte avec un arrêt du 2 avril 2020, la Cour y observe dans un premier temps qu’« en l’état actuel du développement du droit de l’Union, la notion de “propriété” n’est pas harmonisée au niveau de l’Union européenne et [que] des différences peuvent subsister entre les États membres » (6). Mais elle ajoute plus loin : « En conséquence, et aussi longtemps que le législateur de l’Union n’est pas intervenu à cet égard, les États membres demeurent libres de réglementer le régime juridique de la copropriété dans leurs ordres nationaux respectifs. » Ainsi, cette apparente confirmation de la compétence étatique ne doit pas être lue au seul premier degré, car cette formule signifie aussi que l’Union européenne pourrait harmoniser les législations nationales. Autrement dit, cette « réserve de propriété » n’est nullement sanctuarisée, nullement à l’abri des interventions de l’Union, et elle pourrait se voir réduite à la portion congrue, voire perdre toute substance.

S’agissant plus particulièrement des règles du droit de l’UE auxquelles la réserve de propriété doit se soumettre, les principes de non-discrimination, ceux de libre circulation et de libre concurrence pour ne citer que les plus visibles doivent être mis en avant. La position de principe de la Cour est rappelée à chaque occasion dans un énoncé qui ne souffre aucune discussion : « selon une jurisprudence constante de la Cour, l’article 345 TFUE n’a pas pour effet de soustraire les régimes de propriété existant dans les États membres aux règles fondamentales du traité FUE, notamment à celles en matière de non-discrimination, de liberté d’établissement et de liberté des mouvements de capitaux » (7).

Ainsi s’agissant de la non-discrimination, la Cour rappelle dans un récent arrêt concernant la Lettonie que ce pays ne peut subordonner à une autorisation préalable l’acquisition d’exploitations agricoles dans ce pays, en les soumettant à certaines conditions restrictives imposées aux seuls ressortissants d’autres États membres (résidence dans l’État membre et connaissance suffisante de la langue nationale) (8). Il en va de même en matière de concurrence et plus particulièrement d’aides d’État. Dans une affaire italienne concernant le transfert de participation étatique d’une entreprise publique à une autre, que ­l’Italie prétend exonérer du régime des aides d’État des articles 107-109 TFUE car il s’agit d’un transfert de propriété, la Cour répond toujours avec la même fermeté que « l’article 345 TFUE n’exempte pas les régimes de propriété publique du respect des règles relatives aux aides d’État » (9). L’article 107 du TFUE est donc pleinement applicable et l’on connaît la rigueur de la Cour en matière d’aides d’État, laissant peu de respiration aux États membres.

Un point culminant de cette jurisprudence est atteint en 2013 avec une affaire concernant la distribution d’électricité aux Pays-Bas (10). Elle met en cause le système hyper-compliqué préconisé par le législateur de l’Union, visant à briser les monopoles dans ce secteur et consistant à découper les entreprises en plusieurs morceaux (production, transport, distribution, grande et petite). La mise en œuvre de ce système conduit les Pays-Bas à confier à plusieurs gestionnaires la distribution de l’électricité et à interdire l’ouverture du capital de ces organismes à des entreprises privées, donc une interdiction de privatisation (même partielle).

Les concurrents contestent et invoquent une atteinte à la libre circulation des capitaux. La Cour valide la loi au regard de l’article 345. Les États membres sont libres de nationaliser ou privatiser les entreprises. Mais l’article 345 doit être lu à la lumière de l’article 63 TFUE sur la libre circulation des capitaux. La loi néerlandaise constitue à l’évidence une entrave à cette liberté. Néanmoins, la cour la valide, car elle peut bénéficier de plusieurs justifications prévues à l’article 65 TFUE ou résultant d’exigences impérieuses d’intérêt général (à l’instar de ce qui se passe en matière de libre circulation des marchandises ou des personnes). Ce qui est le cas en l’espèce.

Ainsi, on voit bien la place tout à fait marginale laissée par le juge au principe de neutralité. Les références qui y sont faites sont purement symboliques et censées camoufler les dessaisissements de pouvoir des États membres en matière de politique économique. En réalité, l’article 345 s’efface devant toutes les grandes libertés d’ailleurs qualifiées par la Cour de justice de « fondamentales » (11) du marché intérieur. Plutôt que de principe de neutralité, il faudrait parler de « neutralisation » des pouvoirs économiques des États membres. C’est cela, la logique économique de l’Union européenne, ce que certains ont appelé en d’autres temps « la constitution économique » de l’Europe (12). ■

 

(1) Sur les origines de cette disposition, v. les conclusions de l’avocat général Niilo Jääskinen sous CJUE, 22 octobre 2013, Staat der Nederlanden contre Essent NV aff. C 105/12 point 41

(2) C. Roux, Propriété publique et droit de l’Union européenne, Bibliothèque de droit public, Thèses, LGDJ, 2015.

(3) C. Blumann, L. Dubouis, N. Rubio, Droit matériel de l’Union européenne, Précis Domat, Droit public, Lextenso, 9e éd., 2024, p. 628 et s.

(4) Dans son avis 1/15 (accord avec Singapour) du 16 mai 2017, la Cour de justice a bien confirmé que l’article 345 permettait aussi bien les nationalisations que les privatisations.

(5) CJUE, 2 octobre 2018, France c. Parlement européen, aff. C-73/17.

(6) CJUE, Condominio di Milano, via Meda, aff. C-329/19.

(7) CJUE, 27 février 2019, Associação Peço a Palavra, aff. C-563/17.

(8) CJUE, 11 juin 2020, « KOB » SIA, aff. C-206/19.

(9) CJUE, 19 décembre 2019, Arriva Italia Srl, aff. C-385/18.

(10) CJUE, 22 octobre 2013, Staat der Nederlanden contre Essent NV, aff. C 105/12 ; A.L. Sibony et I. Demoulin, « Arrêt Essent : L’interdiction absolue de privatisation à l’épreuve de la libre circulation des capitaux », Journal de droit européen, 2014, nº 1, p. 17-19.

(11) CJUE, 9 décembre 2010, Humansplasma GmbH, aff. C-421/09.

(12) L.J. Constantinesco, « La constitution économique de la CEE », RTDE, 1977, p. 244.

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